Maître Eckhart et la naissance de la ‘mystique allemande’ de l’esprit de la philosophie arabe
Azelarabe Lahkim Bennani (Autor dieses Beitrags)
Maître Eckhart
Kurt Flasch
Meister Eckhart
Die Geburt der „Deutschen Mystik“ aus dem Geist der arabischen Philosophie
Beck, München 2006, 192 Seiten. ISBN 3-406-54182-8
Kurt Flasch vient récemment de publier le livre intitulé ” Meister Eckhart. Die Geburt der ‘deutschen Mystik’ aus dem Geist der arabischen Philosophie “, ” Maître Eckhart et la naissance de la ‘mystique allemande’ de l’esprit de la philosophie arabe ” (2006) chez C.H. Beck à Munich. Kurt Flasch, professeur émérite à l’Université de Bochum et spécialiste de l’histoire de la pensée philosophique, a reçu d’innombrables distinctions, dont le Prix Sigmund Freud (2000) et le Prix Kuno Fischer de l’Université de Heidelberg (2001).
Le livre se distingue d’abord par la richesse des références bibliographiques spécialisées. Mais l’apport décisif et inédit de l’auteur est d’ordre méthodologique : Il renonce à la distinction sommaire que les historiens n’ont de cesse de ressasser, à savoir à la dichotomie entre ” scholastique ” et ” mystique “. Flasch estime à juste raison, textes latins d’Eckhart à l’appui, que ce genre de distinctions sommaires ne représente que des ” abstractions historiques ” qui ne résistent guère à l’investigation philologique de ses textes latins. Ce sont , par ailleurs, des textes qui ne sont découverts que durant la décennie de 1880. Le dépassement de telles dichotomies abstraites aura des incidences palpables sur l’économie de ce livre et sur ses hypothèses de travail.
Le but auquel Flasch s’est consacré dans ce livre était de ” décrypter la pensée d’ Eckhart dans des aspects fondamentaux à partir d’Averroes ” (153), bien que cette hypothèse de travail ne fasse pas l’unanimité parmi les spécialistes. A titre d’illustration de ces réticences, force est de constater que les inconditionnels de la ‘mystique’ d’Eckhart préfèrent le soustraire à toute influence provenant d’Averroes, alors que les adeptes d’un rationalisme étroit limitent dangereusement l’idée de ‘rationalité’ aux seuls disciples d’Aristote, et regardent d’un mauvais œil l’idée d’un Eckhart mystique et ‘rationaliste’. Une telle restriction de l’idée du rationalisme est trop exclusive pour être vraie. Flasch renonce également au préjugé qui réduit Eckhart au rôle d”exégète’ et l’insère à tout prix dans une herméneutique de la ‘tradition’. (21). Flasch veut rétablir Eckhart dans sa ‘liberté’ de pensée et sa volonté de réconcilier la théologie chrétienne avec la théologie de la philosophie première, ayant pour objet l”étant en tant qu’étant “, au détriment le l’interprétation littérale des textes sacrés. Mais le souci de ” la réinterprétation libre ” ” Umdeutung ” ne l’incite pas à tomber dans l’exagération inverse de l’interprétation ‘symbolique’, qui se met plutôt du côté du Protestantisme, ou sert au moins son animosité déclarée contre la scholastique.
Flasch nage à contre courant des lectures exclusives, exégète et mystique du Maître Eckhart, et montre comment celui-ci s’est approprié le legs aristotélicien à travers la réception d’Albert le Grand et de Dietrich du texte majeur d’Aristote De anima, lu et commenté par Averroes, Avicenne El Farabi, entre autres.
La thématique principale du livre retrace l’histoire de la réception des Grands Commentaires d’Averroes traduits en latin (Le commentaires concernent les textes d’Aristote De Anima, la Métaphysique et la Physique. (46) Ces commentaires se distinguent des autres types de commentaire par le souci d’expliquer en détail le propos d’Aristote phrase après phrase, tout en le débordant à maintes reprises, en exprimant des doutes ou en proposant une conception nouvelle. Flasch se restreint à Averroes latin, en négligeant ses œuvres publiés en arabe. Car le type de réception est différent en terre d’Islam et dans le monde latin, en raison de la différence des types de commentaire de part et d’autre des frontières. Néanmoins, Averroes a permis, dans les deux contextes différents, de ‘purifier’ l’œuvre d’Aristote du syncrétisme ambiant de la Gnose et du Néo- Platonisme. Mais Flasch, réfractaire à tout ‘puritanisme’ abstrait, a le mérite de ne pas surévaluer l’abîme existant entre le philosophe de Cordoue et de Marrakech d’une part et les maîtres antérieurs comme Al Kindi, El Farabi, Avicenne, Algazel ou Avempace, de l’autre. L’Averroes, qui ressort des textes étudiés par Flasch, est différent de l’ ” Averroisme ” forgé par les théologiens, puis par d’Ernst Renan.(46).
Flasch corrobore son propos par l’étude de certaines notions fondamentales, notamment celle de l’Intellect chez Aristote, Averroes et les autres philosophes péripatéticiens. Il montre comment Averroes a réfuté la theorie de l’émanation d’Avicenne et comment il a exclu les causes efficiente et finale de la métaphysique pour les intégrer dans la physique, afin de centrer la problématique principale de la métaphysique sur le statut ontologique de I’intellect agent et de l’intellect possible. Flasch consacre de longs chapitres aux différentes conceptions de l’Intellect chez Alexandre Aphrodisiaque, Themistius, Saint-Thomas, comme chez les philosophes arabes. Selon la conception originale d’Aristote, pour que l’Intellect puisse saisir le tout, il ne doit pas faire partie de ce tout. Il s’en suit que l’Intellect est simple, vide de tout contenu du monde ; il n’a pas d’essence déterminé ou réifié, afin de pouvoir saisir le tout. En fin de compte, l’Intellect est impassible, dénué de toute matière. ” C’est pourquoi son activité est identique avec son contenu. ” (58). Par conséquent, Averroes en tire la conclusion que ” l’âme doit être vide. Pour qu’elle puisse saisir les formes matérielles, elle ne doit pas être l’une de ces formes. “(62). ” La vision doit être incolore pour qu’elle puisse saisir les couleurs- on doit être muni de toutes ces formules aristotelo-averroeciennes afin de pouvoir étudier Dietrich et Eckhart. Ce sont des images de la négativité de l’Intellect. “(62) On retrouve ici le relais entre négativité de la raison et théologie négative chez Maître Eckhard. Flasch s’attarde également longuement sur les correspondances entre dieu et l’Intellect agent, l’intellect possible et l’intellect humain, sur les formes d’unité et de conjonction entre Intellect possible et Intellect agent. Une comparaison exhaustive entre les différents protagonistes religieux (dont Thomas Aquino) et philosophiques a pour but de savoir si l’intelligence est identique à l’intelligible, comment cette intelligence provient d’un Intellect agent et être considérée comme ma propre intelligence humaine, sans réellement doter l’Intellect d’aucune qualité intramondaine.
Pour étayer son propos, Flasch a subdivisé le livre en huit chapitres, augmenté d’une introduction concernant l’image d’Eckhart et de deux registres. Il consacre deux chapitres à Averroes. Le troisième chapitre dresse l’ouverture d’Albert le Grand sur le monde arabe. Le quatrième chapitre est consacré à la nouvelle métaphysique de Dietrich de Freiberg. Les trois chapitres suivants étalent les différentes liaisons qui ont lié Maître Eckhart à Averroes, à Avicenne et à Maimonide. Dans le chapitre final, Flasch justifie à nouveau la pertinence de ses choix méthodologiques qui l’ont amené à rapprocher Eckhart d’Averroes, en renvoyant dos-à-dos aussi bien le mysticisme prétendu de l’un et l’averroisme dogmatique de l’autre. Le livre se compose de 192 pages, dans une édition élégante.
Azelarabe Lahkim Bennani ist Professor für Philosophie in der Abteilung für Philosophie, Soziologie und Psychologie. der Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, (Dhar Mehraz), Marokko.
Er lehrt vor allem Deutsche Philosophie, Philosophie der Logik, Ethik, Sprachphilosophie, Hermeneutik.
und Religionsphilosophie.
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